Entretien avec les réalisatrices

Nathalie Marcault, Emmanuelle Mougne et Bénédicte Pagnot

Comment est né le désir de réaliser un film à trois ? Comment réalise t-on un film à six mains ?

Nous sommes toutes les trois collègues et amies. C’est Emmanuelle qui a repéré un appel à film pour un « documentaire de création », lancé conjointement par la Région Bretagne, France 3 Bretagne et Tébéo autour de l’extension du polder du port de Brest afin qu’il puisse favoriser l’essor des énergies marines renouvelables (EMR) en Bretagne. Emmanuelle savait qu’on aimait toutes les deux beaucoup les ports, les chantiers et Brest ; elle savait aussi qu’on avait envie de tourner parce que cela faisait longtemps qu’on était plongées l’une et l’autre dans l’écriture de projets personnels. Elle nous a proposé de répondre à l’appel à film toutes les trois, et de coréaliser ce documentaire. La coréalisaon à deux, c’est assez courant, mais à trois c’était inédit. On a pris le pari !

On a remporté l’appel à projet et très vite, on a commencé à tourner car le chantier débutait en janvier 2017 et nous voulions le filmer de A à Z. C’était parti pour près de quatre ans de tournage. Comme chacune de nous trois avait d’autres fers au feu, on s’est dit qu’il y en aurait au moins toujours une, et de préférence deux, pour aller filmer. C’est ainsi que ça s’est passé, on partait tourner en binôme en prenant en charge nous-mêmes le son et l’image, sauf pour quelques séquences. Puis Emmanuelle a eu tellement de fers au feu qu’après deux ans, elle s’est un peu eloignée du projet, en gardant un oeil dessus tout de même jusu’au bout. Au final, ça a été un engagement fort pendant toutes ces années et énormément de travail à toutes les étapes ! Ce qui a été très agréable, comme un appel d’air, c’est de pouvoir commencer un projet et aller filmer très vite, comparé à des projets qui prennent des années d’écriture.

Écriture et tournage se sont beaucoup mêlés ?

Oui ! Car si nous avons commencé à tourner immédiatement les travaux sur le chantier du port, nous ne connaissions rien aux énergies marines renouvelables. C’est un dossier technique, polique, économique, scientifique, environnemental… c’est très complexe ! On s’est documentées. Chacune s’est inscrite à des newsletters, on recevait les agendas de plusieurs ministères, on lisait des journaux spécialisés dont Le Marin. On a acquis des connaissances sur le sujet, tout au long du tournage. On se partageait le travail sur tout ce qui était ressources, fiches de lectures, rendez-vous et on échangeait presque quotidiennement. On s’est rendu compte qu’il fallait être en veille permanente pour ne pas rater des choses parce que c’est un sujet qui évolue en permanence et qui concerne tellement de domaines qu’il faut être aux aguets, d’autant que nos interlocuteurs ne savaient pas forcément ce que l’on cherchait et on ne pouvait donc pas se « reposer » sur ces relais.

On a mis deux ans à écrire le film parce qu’on l’a beaucoup cherché. On a dû s’extraire de cette masse d’infos qu’on accumulait pour dégager notre intention. Ce qui est passionnant avec les EMR, c’est que l’intérêt collectif se confronte aux intérêts parculiers. Construire une nouvelle filière industrielle, c’est en fait un exercice de démocratie qui comporte une forte dimension humaine et c’est cela qui nous a intéressées.

Le film dure 52 minutes. Combien y-a-t-il d’heures de rushes ? Comment avez-vous procédé au montage ?

On avait peut-être 100 heures de rushes… On ne sait pas ! On n’a pas compté ! On avait 7 semaines de montage, donc il fallait savoir où on allait. Il y avait plusieurs fils à tisser : la dimension politique qui est très importante pour nous, les entrepreneurs qui travaillent parfois depuis 20 ans et qui ont misé gros sur le développement de ces technologies, l’enjeu du parc éolien de la baie de Saint-Brieuc qui est contesté par les pêcheurs, ainsi que les aspects scientifiques et environnementaux. Faire entrer toutes ces dimensions dans le film, ça n’était pas gagné d’avance. À un moment, on a eu peur que ça ne soit pas possible… Et si, ça a été possible !

On est arrivées au montage avec un document de 300 pages où toutes les paroles – entretiens, réunions, discussions collectives – étaient retranscrites. On avait aussi passé quatre semaines à tout dérusher. On a beaucoup travaillé sur la structure du film. On pressentait que sa chronologie s’appuierait sur la progression du chantier au port de Brest. Mais cette chronologie n’allait-elle pas trop contraindre le récit ? Est-ce qu’il n’était pas préférable de bâtir la narration selon les thématiques du film ? On a beaucoup débattu. Et quand on a débuté le montage à France 3 avec Gaëlle Villeneuve, on avait un plan qui a été une bonne base de travail.

Le montage est souvent un exercice de deuil où il faut se départir d’éléments, mais pour ce projet vous teniez à ce que certains axes restent ?

Oui car pendant le tournage, on ne s’est pas interdit grand-chose. Au fur et à mesure des événements qui se déroulaient autour du chantier et de la question du développement des EMR en Bretagne, on ouvrait des portes, et à aucun moment on ne s’est dit qu’on perdait du temps. Cela nourrissait notre connaissance du sujet et en même temps on découvrait des situations et des personnages intéressants, et on pensait que ça pouvait entrer dans le film. On a préféré garder toutes les thématiques qui nous tenaient à cœur, quitte à ce qu’elles ne soient parfois pas très développées, plutôt que de se dire « finalement on enlève telle ou telle dimension ».

Il y avait cette idée de montrer la complexité de cette filière, de tout ce que ça vient toucher : le politique, l’économique, le scientifique. C’est ça qui nous intéressait. Ce qui nous a effectivement donné du fil à retordre au montage, c’est de croiser la chronologie avec les différentes thématiques pour obtenir un récit fluide. Mais nous avons tenu cette ligne, en passant par exemple d’une problématique politique large, mêlant aussi bien l’État que la Région, à une problématique industrielle avec un ingénieur et sa start-up et en insérant soudain une étude scientifique sur les effets du bruit des travaux sur les coquilles Saint-Jacques en baie de Saint-Brieuc afin de rendre compte de l’entremêlement, de la coexistence de « grands » et de « petits » sujets, avec, à chaque fois, des intérêts potentiellement conflictuels. Cette volonté de garder le maximum de fils n’a cependant pas empêché les deuils !

Comment avez-vous rencontré vos personnages et comment avez-vous fait vos choix au montage ?

Il y avait des personnages incontournables comme les industriels, les gens qui avaient déjà des projets d’EMR à différentes échelles : un grand groupe international avec Ailes Marines qui est l’opérateur du parc de la baie de Saint-Brieuc; une PME avec Jean-François Daviau, le PDG de Sabella qui a conçu et construit un démonstrateur d’hydrolienne ayant fourni de l’électricité à Ouessant; et Marc Guyot qui, au sein de sa start-up, travaille sur l’éolien flottant. Tous avaient des projets en cours de développement et on savait qu’au cours du tournage, on pourrait filmer l’avancement de leurs projets avec des moments forts comme la mise à l’eau des équipements.

Du côté de la Région Bretagne, qui est à l’initiative du chantier portuaire à Brest, on avait choisi deux personnages : Lucile Héritier, la responsable du chantier dont le rôle était plus central au départ, mais qui a changé de fonction en cours de route et Jean-Michel Lopez, le Monsieur EMR au sein de l’institution, qui est au carrefour de tous les enjeux. On voulait qu’il nous introduise dans les coulisses des négociations, mais ça n’a pas été possible car les discussions avec les industriels sont top secret. On a donc procédé autrement pour traiter la dimension polique.

On a ainsi suivi de très près la Programmation Pluriannuelle de l’Energie, dont on n’avait jamais entendu parler auparavant. C’est un document dont l’élaboraon est très technique et dont les orientations en matière d’énergie sont pourtant décisives pour l’avenir du pays, pour savoir comment on va se chauffer, s’éclairer dans les années qui viennent. Le polique, on l’a aussi traité en filmant à plusieurs reprises Loïg Chesnais-Girard, le président de la Région Bretagne. On s’est demandé s’il fallait faire une interview mais finalement c’était plus intéressant de le montrer dans son rôle, dans ses prises de parole lors d’inaugurations, de tribunes, de conférences de presse.

On a procédé de la même façon avec Emmanuel Rollin, le directeur d’Ailes Marines. On a préféré le filmer dans son rapport aux journalistes, dans cet exercice de communication. Le voir en conférence de presse avait plus de sens qu’en interview, ça raconte la force de frappe du groupe en matière de communication. Ce sont d’ailleurs des gens qu’il a fallu approcher longuement. On leur a couru après pendant au moins deux ans !

On s’est appuyées sur les grandes décisions nationales plutôt que régionales pour raconter comment le politique s’emparait de cette question. Car nous avons vite constaté que la volonté de la Région de bâtir une nouvelle filière industrielle dans un but écologique, et dans le but de créer de l’emploi, est dépendante de choix qui la dépassent et se traitent au niveau national. Dans le domaine des EMR, chacun, poliques, industriels, fait un pari sur l’avenir, sans avoir toutes les cartes en mains. Personne ne sait si cela va prendre corps et à quelle vitesse tant les paramètres sont nombreux. Il y a donc forcément des écueils et nous avons identifé assez vite que cela jalonnerait la dramaturgie du film.

Vous avez aussi voulu recueillir la parole des Brestois?

Pour la dimension historique qui était une contrainte de l’appel à film, on n’avait pas envie d’interviewer un spécialiste historien avec en fond les rayonnages de la bibliothèque de Brest ! Mais on ne savait pas qui, ni comment. Et puis l’été dernier, on a pris contact avec l’associaon « La mémoire de Saint-Marc » qui a écrit un super bouquin dont on voulait récupérer des photos.

Sa présidente nous a invitées chez elle, avec le trésorier et le secrétaire. Et ils étaient drôles ! Pas du tout dans la nostalgie, tristes…, mais vivants, avec chacun son point de vue, à discuter, à ne pas être d’accord, et en même temps complices. Et ils étaient très à l’aise avec nous, très confiants. Du coup, on a traité l’aspect historique en recueillant la parole de Brestois qui nous racontent comment ils ont vécu l’évolution du port de Brest et de leur ville.

Comment avez-vous approché les pêcheurs qui sont aussi des personnages du film ?

On a pris contact avec le comité des pêches des Côtes-d’Armor, on a rencontré le président et le chargé de mission puis on a rencontré des pêcheurs. Gregory Le Métayer, qui est aussi vice-président du comité, n’avait pas très envie de parler mais il nous a proposé de filmer sur son bateau. On est parties à la pêche à la coquille pour voir comment les gens travaillent. C’était un régal. On est revenues avec 15 kilos de Saint-Jacques et de rushes ! Puis pas mal de temps après, on a fait une interview avec Gregory.

On aurait préféré tourner une séquence avec les scientifiques, Ailes Marines et les pêcheurs car on savait qu’ils se réunissaient dans des comités de suivi, pour se concerter. On les a sollicités plusieurs fois, on a obtenu l’accord de filmer cette instance de concertation mise en place par la préfecture et puis, au dernier moment, on n’a plus été autorisées à le faire. On a tout essayé mais cela n’a pas été possible. Cela aurait été intéressant car ce sont des gens qui ne sont pas d’accord mais qui sont obligés de se parler, qui sont quand même dans un dialogue. Du coup, il fallait aller chercher la parole des pêcheurs autrement.

Comment vous positionnez-vous en tant que réalisatrices sur les antagonismes que suscite le projet d’EMR ?

Nous ne sommes ni dans un camp, ni dans l’autre. On ne voulait pas faire un film militant avec un seul point de vue. Et sur les EMR il y a peu de points de vue nuancés, les avis sont très vite tranchés. Donc il y avait de la place pour ce film qui explore la complexité. C’est ce qu’on disait aux personnages qui l’ont très bien compris.

Une fois qu’on a dit qu’il y a urgence sur le climat, qu’est ce qu’on fait ? Dès qu’on entre dans le concret, tout est compliqué et c’est normal. Chacun a ses raisons. Chacun voit midi à sa porte et malgré tout, il faut chercher, trouver un consensus. Les pêcheurs se battent pour leur gagne-pain et donc pour le maintien de la ressource, les politiques misent sur le mix énergétique à moyen terme et sur l’implantation d’une filière industrielle afin de créer de l’emploi… Cela crée des temporalités différentes qui ne sont pas faciles à concilier.

Que retenez-vous de cette expérience ?

On a pris beaucoup de plaisir à faire ce film. On a appris beaucoup de choses dans un domaine dont on ignorait tout. En ce qui concerne la co-réalisation, il n’y a jamais eu de point de crispation entre nous trois ; il y a eu beaucoup de confiance. C’est toujours l’intérêt du film qui a primé. On a donc donné tort à tous ceux qui nous disaient que co-réaliser un film à trois serait impossible !

Entretien mené par Julia Brenier Caldera